Quand l’anti-ROI devient une stratégie gagnante : la leçon d’Air up

Depuis plus de dix ans, les marques en ligne se sont habituées à une règle d’or : tout doit se mesurer, tout doit se justifier à court terme. Dans l’univers du e-commerce, cette logique s’est incarnée dans le modèle des DNVB (digital native vertical brands), ces marques nées sur internet qui ont bâti leur croissance en traquant chaque clic et chaque conversion. Résultat : des débuts souvent fulgurants, mais un plafond de verre quasi systématique. Car tôt ou tard, les audiences « chaudes » s’épuisent. Le coût des campagnes augmente. Le retour sur investissement baisse. Les promesses initiales du DTC (contrôle de l’expérience, marges, data propriétaire) s’entrechoquent alors avec une réalité plus brutale : la dépendance à un modèle qui ne sait pas nourrir une croissance durable…
La rupture stratégique d’une gourde parfumée
C’est exactement le piège qu’Air up a décidé d’éviter. L’histoire démarre en 2018 sur un campus allemand. Deux étudiants, Lena Jüngst et Tim Jäger, explorent un phénomène physiologique fascinant : la rétro-olfaction. Ils en tirent une idée simple et géniale : si 80 % de ce que nous appelons “le goût” est en réalité de l’odorat, peut-on donner à l’eau plate une saveur perçue… sans sucre ? La gourde Air up, équipée d’une paille qui aspire l’air aromatisé par une capsule – le fameux “pod” – fait croire à la pastèque, au cola ou au virgin mojito. La première production de 80 000 unités s’écoule en six semaines. Très vite, la marque choisit la vente directe en ligne. Le cadre DNVB est planté, mais la suite va déjouer tous les réflexes du secteur.
Alors que la plupart des acteurs maximisent le bas de funnel, Air up prend le contrepied. « Ce que beaucoup de marques font mal, c’est d’optimiser pour des métriques de bas de funnel comme le coût par achat. Nous avons inversé la logique », résume Simon Nüesch, CMO de la marque. Plutôt que d’exiger un retour immédiat, la marque investit massivement en haut de l’entonnoir : notoriété, image, désirabilité. Près de 45 % du budget marketing est consacré à des campagnes d’influence et de visibilité sans injonction à l’achat. Pas de call-to-action agressif, pas de codes promo à répétition : le produit s’invite dans le quotidien des créateurs choisis pour leur adéquation éditoriale et leur portée. L’ambition est claire : rendre la marque instantanément reconnaissable, construite autour d’un imaginaire cohérent : pop, coloré, “Excite the ordinary”.
Ce pari émotionnel ne signifie pas l’abandon de la rigueur. Les équipes testent, tracent, comparent. On mesure la hausse des recherches de marque, l’évolution de la perception, l’engagement, la mémorisation publicitaire. On n’achète pas des ventes au rabais ; on fabrique des signaux faibles de préférence, qui s’agrègent dans la durée. Parallèlement, un patient travail de pédagogie s’organise au milieu du funnel. La rétro-olfaction n’est pas évidente à expliquer ; la technologie maison “Scentaste” peut dérouter. Des créateurs démystifient le concept, montrent, racontent, répondent. L’objectif prioritaire n’est pas la transaction, mais la compréhension : transformer la curiosité en intérêt qualifié.
Lorsque la considération est installée, vient le temps de la conversion, au bon moment, avec les bons leviers. Les temps forts (rentrée, Black Friday, Noël) activent codes promotionnels mesurés, éditions limitées, campagnes SEA, retargeting. La différence cruciale tient à l’ordre des opérations : Air up ne tente pas de forcer l’achat auprès d’une audience froide ; la marque récolte les fruits d’une familiarité patiemment construite.
Quand le branding devient le nouveau ROI
Les chiffres racontent la suite : de 20 à 200 millions d’euros de chiffre d’affaires en 3 ans, 6 millions de clients, 14 pays, 300 collaborateurs. Au-delà de la performance commerciale, c’est la dynamique qui frappe. En élargissant la base de personnes “prêtes” – celles qui connaissent la marque, la comprennent, l’apprécient – Air up a mécaniquement augmenté la part d’audience que les algorithmes de conversion jugent qualifiée. Résultat : les coûts d’acquisition se maintiennent, les ventes progressent et le plateau recule.
Surtout, la marque a enclenché des effets de réseau qu’aucune “performance pure” ne peut acheter. Sur TikTok, les défis “devine le parfum les yeux fermés” et les réactions de parents découvrant le principe cumulent des millions de vues. Les clients deviennent les meilleurs ambassadeurs, et près d’un sur deux arrive par le bouche-à-oreille. Les relations presse amplifient la crédibilité – environ 10 % du budget marketing – ouvrent des portes auprès des parents et des prescripteurs. La collaboration avec Inoxtag, jusqu’au toit de l’Everest, achève d’ancrer la marque dans la culture populaire : exposition colossale, storytelling organique, édition limitée convoitée. Puis vient le retail, logique prolongement d’une préférence de marque déjà installée : après le DTC, l’arrivée en grande distribution (Carrefour) transforme la visibilité en accessibilité, et l’achat d’impulsion consolide l’équation.
Ce qui paraît contre-intuitif devient alors évident : au-delà d’un certain seuil, “faire du brand” est plus ROIste que pousser la performance à bout de souffle. Le branding, correctement orchestré, ne s’oppose pas à la performance ; il en change la courbe de réponse. Il élargit le marché adressable, accroît la conversion des campagnes bas de funnel et réduit la dépendance aux plateformes publicitaires. Il rend la marque plus résiliente quand on coupe le budget média, parce que la préférence, elle, continue d’agir.
La leçon pour les DNVB est nette. Tant que la demande latente suffit, la tactique performance domine. Mais dès que les signaux d’essoufflement apparaissent – ROAS en baisse tendancielle, hausse structurelle du CPA, élasticité publicitaire qui diminue – persister à optimiser le bas de l’entonnoir revient à tourner plus vite dans une pièce qui rétrécit. La sortie passe par la construction d’actifs immatériels : notoriété distinctive, codes visuels et verbaux cohérents, preuves culturelles, récits qui circulent sans payer pour chaque impression.
Vers une réconciliation entre performance et image
Au fond, l’histoire d’Air up ne tranche pas entre branding et performance ; elle les met dans le bon ordre et leur assigne les bons rôles. Le haut de funnel construit la désirabilité et la compréhension ; le milieu de funnel installe la preuve et le sens ; le bas de funnel convertit une intention déjà mûre. Cette articulation demande trois vertus rares : du courage, de la patience et de la cohérence.
Du courage, d’abord, pour accepter que les métriques “ultimes” ne s’allument pas à J+1. Une campagne d’influence sans code promo n’est pas inefficace ; elle travaille autre chose que la vente immédiate. Encore faut-il le décider et l’assumer. De la patience, ensuite, parce que la préférence se construit par répétition, variété maîtrisée et constance. Les séries de créas pop et colorées d’Air up, la signature “Excite the ordinary”, la récurrence des prises de parole et des collaborations ont produit un effet cumulatif, non un coup génial isolé. De la cohérence, enfin : même produit, même émotion, même promesse, du display au packaging, du TikTok à l’étagère du supermarché. C’est ce fil continu qui fabrique la reconnaissance immédiate et, avec elle, la facilité à choisir.
Pour les marques qui veulent franchir leur propre plafond de verre, la question n’est plus “faut-il choisir entre brand et perf ?” mais “où en sommes-nous dans notre cycle de croissance, et quel étage du funnel mérite l’investissement marginal ?”. Si votre acquisition cale, ce n’est peut-être pas un problème d’optimisation, mais de création de demande. Si vos audiences chaudes se raréfient, la réponse n’est pas de crier plus fort en bas, mais de parler mieux en haut. Et si vos campagnes “considération” n’augmentent ni les recherches de marque ni la compréhension produit, le sujet n’est pas l’achat média : c’est le récit, les preuves et les formats.
Air up rappelle une vérité que le court-termisme digital avait reléguée : une marque est un capital patient qui réduit le coût de la vente future. Plus elle est aimée, comprise, citée, plus la conversion devient un aboutissement naturel, non un bras de fer tarifé. Construire ce capital n’est pas une dépense “non mesurable” ; c’est un investissement dont le rendement se compte en courbe de notoriété, en part de requêtes de marque, en bouche-à-oreille, en capacité à ouvrir de nouveaux canaux sans diluer l’équité.
En définitive, l’anti-ROI d’Air up n’est pas une provocation ; c’est une stratégie. Inverser la logique ne signifie pas renoncer au résultat, mais déplacer l’horizon temporel du résultat. À l’heure où l’IA et les plateformes feront de plus en plus facilement de chaque annonceur un bon “optimiseur”, l’avantage concurrentiel se jouera ailleurs : dans la singularité des idées, la maîtrise du récit, la capacité à créer du sens et du lien. Autrement dit, dans ce que les dashboards ne captent qu’après coup.
La vraie audace, aujourd’hui, n’est pas de mettre un code promo de plus, mais d’oser fabriquer une préférence qui survivra au prochain changement d’algorithme. C’est ce que démontre Air up, devenue marque-phénomène, puis marque-réflexe. Et c’est la feuille de route, finalement assez simple à formuler, pour celles et ceux qui veulent grandir au-delà des audiences faciles : créer la demande, avant de la capter ; raconter, avant de rabattre ; construire, avant de récolter. La performance suivra.
A propos de l’auteur
Théo Lion, CEO de Coudac, l’agence d’acquisition qui exploite le media buying, la créa et la data pour répondre aux enjeux de croissance des annonceurs. Depuis sa création, Coudac a connu une expansion remarquable en acquérant plusieurs structures telles que Le Labo, Linker, Netcord et Standard Ecom, et en accompagnant plus de 300 marques.