Quand Bose ose défier Google : et si le search de marque n’était qu’un mirage ?

« Nous faisons de la pub à des gens déjà en ligne pour payer. » La phrase de Jim Mollica, Chief Marketing Officer de Bose, prononcée lors du festival Cannes Lions, a fait l’effet d’un électrochoc dans une industrie pourtant habituée aux slogans chocs. Elle résume en une ligne ce que nombre de marketeurs pensent en silence depuis des années : une part importante des budgets publicitaires n’achète rien d’autre que des clients déjà conquis…

En juin 2025, Bose a franchi le pas : la marque a suspendu ses campagnes Google Ads sur la moitié du territoire américain. Le résultat est aussi simple que déstabilisant : aucune chute significative des ventes. Un constat brutal, qui remet en cause l’un des dogmes les plus enracinés du marketing digital, celui qui impose depuis plus d’une décennie la nécessité absolue de protéger sa marque dans les moteurs de recherche. L’expérience de Bose vient confirmer ce que beaucoup pressentaient : une partie substantielle du search payant de marque pourrait n’être qu’un gouffre budgétaire.Formation Webmarketing

Quand payer pour ses propres clients devient absurde

L’intuition de Jim Mollica est limpide. Lorsqu’un consommateur tape « Bose QuietComfort Ultra » dans Google, il sait déjà ce qu’il veut. La publicité payée par Bose pour l’orienter vers son propre site ne crée pas de valeur : elle intercepte une vente acquise d’avance. En réalité, l’entreprise paye pour un clic que l’utilisateur aurait effectué gratuitement via le lien naturel, situé juste en dessous. Cette situation illustre le phénomène de cannibalisation, bien connu des théoriciens mais rarement mesuré avec précision. Derrière l’apparente solidité des indicateurs de performance se cache une zone grise : Google Analytics mesure ce qui s’est passé avec publicité, mais jamais ce qui se serait passé sans. C’est cette absence de contrepoint qui entretient l’illusion d’efficacité.

Cette idée heurte, car elle déplace la ligne de partage entre performance et branding. Elle n’oppose pas deux écoles, elle distingue deux moments du même parcours : l’exploration, où la publicité peut influencer un choix, et la confirmation, où la publicité se contente de taxer une intention déjà formée. Dans le premier cas, la publicité éclaire et guide. Dans le second, elle prélève un péage sur une autoroute déjà empruntée. Toute la différence entre une vente gagnée et une vente interceptée.

Un test grandeur nature et une méthode

Plutôt que de se contenter d’intuitions, Bose a décidé de tester. Dans certaines zones des États-Unis, les enchères sur les mots-clés de marque sont tombées à zéro. Résultat : aucun effondrement des ventes, malgré l’opportunité offerte aux concurrents d’occuper l’espace publicitaire. Au contraire, l’expérience s’est progressivement étendue à la moitié du pays, signe que les données confirmaient l’hypothèse : ces dépenses n’apportaient pas de valeur incrémentale.

Ce point méthodologique est capital. La plupart des entreprises se fient à des tableaux de bord qui totalisent des conversions post-clic. Rares sont celles qui prennent la peine de créer de véritables zones de contrôle, de faire varier l’intensité média par territoire ou par requêtes et d’observer les trajectoires de ventes avec et sans publicité. Bose a choisi cette voie expérimentale, au risque assumé de laisser des concurrents se glisser dans l’espace laissé vacant. C’est précisément ce risque, accepté et borné, qui donne toute sa valeur aux résultats. Autre leçon : la progressivité. On n’éteint pas tout d’un coup, partout. On explore, on confirme, puis on généralise. L’extension du test à l’échelle nationale suggère que les premiers résultats n’étaient pas un artefact mais bien un effet solide.

Le mirage du mur de liens

Les défenseurs du search de marque avancent un argument classique : si l’espace est laissé libre, les distributeurs, les marketplaces ou les concurrents s’y inséreront. L’argument est réel. Dans certains cas, la présence payante défensive peut avoir un sens, par exemple lors d’un lancement produit ou dans un contexte de forte pression concurrentielle. Mais la question économique demeure entière. Combien coûte réellement la protection d’un trafic déjà acquis et quelle part de ce trafic est véritablement menacée ? Si préserver une fraction marginale de clients revient à dépenser des millions, alors la stratégie mérite d’être au minimum hiérarchisée. Le mur de liens défensif ne doit pas être un réflexe automatique, mais une tactique pensée et mesurée, activée seulement là où le risque est démontré.

Générique contre-marque : deux économies différentes

Le cœur du malentendu réside dans la confusion entre requêtes génériques et requêtes de marque. Sur le générique, la publicité capte des indécis, déplace des parts de marché et crée de la préférence. Sur la marque, elle ne fait que réassurer un client déjà décidé. Or, dans la pratique, ces deux types de requêtes sont souvent amalgamés dans les mêmes indicateurs. On additionne des clics et on calcule un retour sur investissement global qui entretient l’illusion que tout performe. Mais tout ne performe pas de la même façon, ni pour les mêmes raisons. Cette distinction, loin d’être théorique, devrait conduire à des gouvernances budgétaires différentes, avec des objectifs et des mesures propres à chaque catégorie.

Les précédents édifiants

Bose n’est pas la première à se confronter à ce paradoxe. Uber, dès 2017, découvre qu’une large partie de ses dépenses d’acquisition ne change rien au nombre de nouveaux utilisateurs. Derrière les clics, une fraude publicitaire généralisée et des conversions attribuées à tort. Airbnb, en 2020, coupe plus de la moitié de ses dépenses marketing au plus fort de la pandémie. Contre toute attente, le trafic ne s’effondre pas et la marque réalise qu’elle a construit un actif plus précieux que n’importe quel budget média : une notoriété qui pousse les utilisateurs à la chercher spontanément. Chez Procter & Gamble, la coupe de deux cents millions de dollars en publicité digitale douteuse n’entraîne aucune baisse de ventes, et même une progression de la portée une fois les budgets réalloués vers des environnements plus fiables. À chaque fois, la conclusion est la même : des millions dépensés dans le vide, et une illusion d’efficacité alimentée par des métriques trompeuses.

Pourquoi l’industrie n’apprend pas

Et pourtant, ces révélations ne changent rien ou si peu. L’industrie semble condamnée à répéter les mêmes erreurs. La raison est simple : les incitations sont mal alignées. Les plateformes et les intermédiaires captent la valeur d’une conversion attribuée, jamais celle d’une conversion contre-factuelle. Les entreprises, elles, se contentent d’évaluer leur réussite à travers des indicateurs d’activité plutôt que d’impact business réel. Mais la force la plus puissante qui perpétue ce statu quo est la peur. Couper un budget, c’est prendre le risque personnel d’endosser l’échec si les ventes venaient à fléchir. Continuer à dépenser, c’est se fondre dans la norme et éviter la responsabilité d’un pari jugé trop audacieux.

Réallouer plutôt que couper

Ce que Bose change vraiment, ce n’est pas seulement d’éteindre des campagnes. C’est de réallouer les moyens. L’expérience n’est pas un manifeste anti-Google, elle est un appel à la précision. Les économies réalisées sur le search de marque ne sont pas vouées à dormir, elles peuvent être dirigées ailleurs : vers les requêtes génériques qui captent des clients encore indécis, vers l’amélioration de l’expérience utilisateur qui fait gagner la bataille de la conversion, vers le contenu et les relations presse qui ancrent la marque dans l’imaginaire collectif, ou encore vers des dispositifs de mesure plus fiables qui distinguent le “capté” du créé. La logique n’est pas idéologique, elle est financière. Il s’agit simplement de remettre l’argent là où il crée vraiment de la valeur.

Comment tester sans se brûler

Toutes les marques n’ont pas l’échelle de Bose, mais toutes peuvent expérimenter à leur mesure. Encore faut-il accepter de définir un cadre clair, d’isoler des zones comparables, de laisser le temps aux résultats de se stabiliser, et surtout de poser la bonne question. Un bon test ne se demande pas seulement ce qui s’est passé avec la publicité. Il cherche à comprendre ce qui se passe sans elle. C’est cette approche contre-factuelle qui distingue un pilotage aveugle d’une stratégie éclairée. Les entreprises qui parviennent à intégrer cette rigueur dans leurs arbitrages ne se contentent plus de « vérifier » leurs dashboards, elles interrogent la réalité de la valeur créée.

Et maintenant ?

La décision de Bose marque peut-être un tournant. Elle montre qu’il est possible de s’émanciper du réflexe pavlovien qui pousse les marques à racheter en permanence leur propre nom. Elle rappelle surtout que la publicité n’a pas vocation à se prouver à elle-même qu’elle fonctionne, mais à créer du business qu’il n’y aurait pas eu sans elle. Tout le reste n’est qu’habillage.

L’expérience Bose met en lumière une vérité simple et difficile à accepter : une partie significative des conversions célébrées par les indicateurs n’existe que dans les tableurs, pas dans la réalité des ventes. Elle rappelle aussi qu’une marque forte vaut parfois davantage que des millions dépensés en campagnes défensives. Quand une entreprise dépense pour acheter ce qu’elle possède déjà, l’intention d’achat de ses propres clients, il est peut-être temps de redéfinir les priorités.

La véritable question qui s’impose à chaque marque est donc la suivante : combien dépensez-vous pour intercepter vos propres clients ? Et surtout, que pourriez-vous construire de plus utile avec ces ressources ?

A propos de l’auteur

Théo Lion, CEO de Coudac, l’agence d’acquisition qui exploite le media buying, la créa et la data pour répondre aux enjeux de croissance des annonceurs. Depuis sa création, Coudac a connu une expansion remarquable en acquérant plusieurs structures telles que Le LaboLinkerNetcord et Standard Ecom, et en accompagnant plus de 300 marques.

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