Mesure de la réputation et analyse du sentiment : quelle est la place de l’humain face à l’IA ?

L’intelligence artificielle bouleverse les pratiques et offre de nouvelles perspectives dans la mesure et l’évaluation de la communication, mais l’humain reste indispensable pour donner du sens aux données et garantir une analyse fine et contextualisée…
La valeur de l’image
L’image est par essence au cœur du travail et de la promesse du communicant : améliorer la réputation, susciter l’adhésion, générer de l’émotion pour influer in fine sur les comportements. L’image est le corollaire immédiat et qualitatif de la visibilité : faire le buzz oui, mais du buzz positif. Et entre faire moins de bruit et avoir une visibilité plus limitée mais plus qualifiée, le choix penche généralement et logiquement en faveur de la deuxième option.
Toute presse n’est pas bonne à prendre, quoi qu’on en dise. Et même si elle a tendance à être dénigrée – « ce n’est que de la com’ » entend-on souvent –, la communication est malgré tout un métier d’orfèvre, qui construit dans le temps le récit et donc l’imaginaire d’une marque ou d’une entreprise. Le communicant est celui qui prend soin et qui valorise la réputation, un capital immatériel qui influence au moins 25% de la valeur totale d’une entreprise si l’on en croit une étude du Forum économique mondiale.
Une histoire de sentiment
Pour rendre compte de son travail immédiat sur l’image et à plus long terme sur la réputation, le communicant spécialisé en RP ou en digital s’appuie principalement sur un indicateur de performance : le sentiment, aussi appelé la tonalité.
Ce KPI jauge de la capacité pour une marque ou une entreprise à générer une médiatisation positive au regard des articles dans la presse et des commentaires sur les réseaux sociaux. Ce sentiment se matérialise soit par un score de Net sentiment qui correspond à la différence entre le pourcentage de contenus positifs et négatifs, soit par un score de tonalité qui est une moyenne sur 20 ou sur 100 des contenus médiatiques analysés, notés pour chacun d’entre eux selon une échelle allant de 0 à 20 ou à 100 ; 0 pour les contenus extrêmement critiques et 20 ou 100 pour les commentaires dithyrambiques ; les notes intermédiaires servant à nuancer la qualification de la tonalité, allant de plutôt négative à plutôt positive en passant par le neutre ou l’ambivalent.
La confusion des sentiments
Ces notions semblent déjà connues et éprouvées par de nombreux annonceurs et sont fournies régulièrement par leurs services études ou par leurs agences. La majorité des équipes communication utilisent en effet des baromètres médiatiques et/ou de réputation pour mesurer leur image auprès de leurs cibles, en respectant les normes édictées par des référentiels de la mesure, y compris pour cette fameuse note de tonalité.
Dans les faits cependant, force est de constater des usages très hétérogènes où la norme est qu’il n’y en a pas réellement. Chacun manipule à sa façon cet indicateur (et d’autres par ailleurs comme le reach ou la portée potentielle) à bon ou mauvais escient.
Le défi de la mesure
La mesure de l’image et de la réputation, et subséquemment le travail du communicant, reste un défi, tant dans son application que dans sa compréhension. Comme pour tout dans le monde du business, le temps et l’argent sont les deux variables lourdes qui conditionnent les choix méthodologiques, même si quasiment toutes les entreprises s’appuient aujourd’hui sur la même base en matière de solutions technologiques pour suivre l’évolution de leur visibilité : une revue de presse a minima, couplée avec une solution d’écoute des conversations en ligne. En somme, les différences constatées dans la mesure se font bien plus dans le traitement de la data que dans la phase en amont de compilation des données via ces outils.
Les écoles de pensée
Face à ce défi de la mesure, il existe une multitude d’approches. De manière schématique, 5 écoles de pensée se distinguent dans leur utilisation du score de tonalité. Elles se structurent généralement autour de leur confiance en l’intelligence artificielle :
- Les technophiles fidèles : l’appréciation de l’image dans la presse online et sur le web social se base essentiellement sur les outils de web listening via l’analyse automatisée du sentiment à l’aide de l’intelligence artificielle, qui analyse les éléments de langage dans les contenus publiés. Dans cette approche, l’objectif est davantage d’avoir une tendance d’image qu’un score de tonalité (ou net sentiment) précis et véritablement comparatif dans le temps.
- Les pragmatiques génératives : ils utilisent la solution de web listening mais requalifient humainement le sentiment des principaux contenus en ligne. Ils s’appuient sur le long terme sur l’intelligence générative pour apprendre à l’outil à fournir des résultats de plus en plus précis. Un travail sur le long terme car selon la solution TalkWalker, leader des solutions de web listening, le taux de précision est de 55% sur un training set de 10 000 contenus. Et pour atteindre les 90%, la taille de l’échantillon doit être supérieure à 10 millions de contenus. Un travail de longue haleine à ne pas affronter en cavalier seul (sous peine de finir dans les écuries d’Augias).
- Les analystes traditionnels : il s’agit de ceux qui n’ont pas foi à date dans l’intelligence artificielle pour obtenir une évaluation de la tonalité et/ou qui sont dépourvus de cet indicateur automatique via leur solution (qui n’est pas disponible sur les plateformes de pige des médias traditionnels). Dans ce cas, leur analyse de la tonalité s’obtient « manuellement » via une lecture approfondie d’une partie ou de l’intégralité du corpus. Il s’agit de la méthode la plus précise mais qui a le désavantage pour certains de ne pas être immédiate et générant du temps et des coûts additionnels.
- Les stratèges hybrides : ils jouent sur les deux tableaux en mêlant analyse humaine et analyse automatisée via ces outils de press clipping et de web listening. Ils exploitent les données automatisées pour avoir les grandes tendances et apportent une analyse humaine avancée et précise sur un échantillon de contenus jugés stratégiques. Temps et coûts additionnels certes, mais le reporting sert à la fois les RP, le digital et a le potentiel de sensibiliser les équipes marketing aux enjeux de réputation.
- Les détachés sceptiques : pas de mesure, à quoi bon ? On lit pêle-mêle les contenus, on sait ce qui se passe, on maîtrise les enjeux et accessoirement on n’a pas trop d’argent à investir dans du reporting et dans des outils. Pourquoi pas si ça marche.
Chaque approche répond à une logique et des besoins spécifiques. Il ne s’agit pas ici de les confronter, ni même de les critiquer, mais de partager un retour d’expérience. Les lignes sont mouvantes, l’intelligence artificielle n’en est qu’à ses prémices et la mesure de l’image et de la réputation n’a pas fini d’évoluer sous l’effet du digital et de la transformation même du métier de communicant.
Quelle place pour l’humain face à l’IA ?
La question (déjà) devenue sempiternelle sur la place de l’humain face à l’intelligence artificielle se pose donc ici aussi. Sans tomber dans un optimisme béat ou dans un pessimisme hâtif, et sans préjuger d’un futur encore incertain quant aux capacités de l’IA, l’humain garde pour aujourd’hui et probablement pour demain une place centrale pour donner de l’intelligence aux données.
La qualification de la tonalité d’un article ou d’un commentaire reste en effet difficilement automatisable : son interprétation dépend du contexte, de l’auteur (son intention, sa crédibilité), du média et du message lui-même (son style, sa structure…).
Dans ce cas précis, le risque résiderait plus dans la banalisation du reporting avec des données essentiellement automatisées et de facto sombrer dans une forme de facilité pour les analystes qui ne prendraient plus le temps de lire et de décrypter les contenus par eux-mêmes. Un cercle vicieux en somme où l’humain est au service de l’IA (pour faciliter le paramétrage de l’outil entre autres) et non plus l’inverse.
Un enjeu pour tous les communicants
La valorisation de la communication passe donc par de la data et de l’analyse à forte valeur ajoutée où l’humain doit garder une place centrale en exploitant la puissance de l’IA. L’indicateur de tonalité / sentiment cristallise à lui seul cet enjeu. La plupart des communicants en ont conscience ; mais dans les faits, la mise en place de solution adaptée est loin d’être un réflexe (y compris dans de grands groupes), et cela s’explique aussi par des contraintes budgétaires de plus en plus fortes. Malgré tout, la mesure n’est pas un coût : il s’agit d’un investissement. Ce qui ne s’évalue pas finit par être dévalué. Alors qu’attendez-vous, chers communicants, pour prendre la mesure de votre valeur ?
À propos de l’auteur
Ludovic Desmons est consultant indépendant en communication et marketing. Spécialisé dans l’analyse d’image, d’opinion et de tendances, il a créé sa propre structure à l’été 2023 : Infine Data & Conseil. Ludovic était précédemment Senior Vice President de la filiale Data & Intelligence (DXI) du groupe Edelman, où il était notamment en charge du développement du marché français. Il a commencé sa carrière en 2008 chez i&e décisions (désormais BCW). Il est enfin intervenant professionnel au CELSA depuis 2016 auprès du Master 2 professionnel Communication Entreprises, institutions et risque.